Édito de l’abbé Benoît Paul-Joseph, supérieur du District de France

Saint Thomas d’Aquin : l’amour de Dieu par la science de Dieu

Les constitutions de la Fraternité Saint-Pierre prévoient que « les études philosophiques et théologiques [soient] fondées principalement sur les principes et la méthode de Saint-Thomas d’Aquin ». À vrai dire, ce choix n’est pas une originalité de la Fraternité Saint-Pierre puisqu’il répond aux demandes répétées de l’Autorité de l’Église depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. En effet, dès 1879, dans la lettre encyclique Æterni Patris, le Pape Léon XIII déclarait qu’ « entre tous les docteurs scolastiques, brille d’un éclat sans pareil leur prince et maître à tous, Thomas d’Aquin, lequel (…) a hérité en quelque sorte de l’intelligence de tous ». En 1923, le Pape Pie XI rappelait que « Le guide à suivre dans l’étude des hautes disciplines ecclésiastiques (…) c’est saint Thomas d’Aquin ». Le Concile Vatican II, par le décret Optatam Totius sur la formation des prêtres, demande que « pour mettre en lumière, autant qu’il est possible, les mystères du Salut, les séminaristes [apprennent] à les pénétrer plus à fond, et à en percevoir la cohérence, par un travail spéculatif, avec saint Thomas pour maître » (n°16). À plusieurs reprises, le Pape Paul VI, récemment canonisé, reviendra sur l’importance de l’enseignement de saint Thomas d’Aquin, lequel « possède une aptitude permanente à guider l’esprit humain vers la connaissance du vrai, la vérité de l’être même qui est son objet premier, la connaissance des premiers principes, et la découverte de sa cause transcendante, Dieu[1] ». En 1976, dans la lettre encyclique Lumen Ecclesiæ, le Pape insistera sur la direction donnée par le Concile Vatican II : « L’Église a d’ailleurs manifesté une préférence pour l’enseignement de saint Thomas en le déclarant le sien (…). C’était la première fois qu’un Concile œcuménique recommandait un théologien individuel, et saint Thomas était celui jugé digne de cet honneur » (n°23-24). À la suite de leurs prédécesseurs, les papes Jean-Paul II et Benoît XVI réaffirmeront la place particulière du « Docteur commun » (c’est-à-dire « Universel ») parmi les théologiens canonisés par l’Église, et récemment, le Pape François rappelait que « saint Thomas est le modèle de la théologie qui naît et se développe dans un climat d’adoration[2] ».

La richesse propre de l’œuvre de saint Thomas d’Aquin tient, croyons-nous, à trois raisons particulières, liées mais indépendantes :

Avant tout, avec une clarté sans pareille, saint Thomas a élaboré une conception globale des rapports entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. Cette articulation entre la nature et la grâce gouverne, en effet, une multiplicité de problématiques dérivées, que saint Thomas a éclairées d’une lumière nouvelle, principalement au moyen de l’analogie : rapports entre raison et foi ; philosophie et théologie ; amour humain et charité ; société civile et Église … Ce faisant, saint Thomas n’a pas seulement progressé dans la compréhension des vérités révélées qui sont objet de foi, mais par cet effort pour distinguer différents « degrés de l’être », joint à une confrontation permanente avec d’éventuels contradicteurs (Sainte Écriture, Magistère, Pères de l’Église, philosophes Grecs …), il a inauguré un système de pensée perpétuellement valable pour l’analyse du monde créé, tout en restant ouvert à d’incessantes améliorations et à de continuels enrichissements. Comme le disait le Pape Paul VI en 1965, dans le discours cité plus haut, l’enseignement de saint Thomas « échappe à la situation historique particulière du penseur qui l’a dégagé et illustré ».

Ensuite, et peut-être principalement, saint Thomas d’Aquin a été un passionné de Dieu. Enfant, il posait à son maître du Mont-Cassin la question admirable : « Qu’est-ce que Dieu ? ». Devenu homme, saint Thomas s’est appliqué à la résoudre. Il s’est assuré que Dieu existe. Il a sondé l’être divin, le concevant en sa simplicité, en son infinité, en son immutabilité, en son éternité. Il a médité la science, la volonté, la puissance de Dieu. Il a tâché d’entendre la trinité des personnes divines, il a considéré Dieu comme principe et fin de tous les êtres. Il s’est attaché au mystère du Verbe fait chair et l’a scruté avec la force dont il était capable. La Somme de théologie, monument de son génie, n’est, en chacune de ses pages, que le livre de Dieu. Or, à la faveur de cet effort incessant pour scruter l’être divin, saint Thomas a bénéficié de cette élévation de l’âme qu’entraîne une pensée fixée sur Dieu, habituée à le fréquenter. Il a été peu à peu conformé à l’objet qu’il avait connu. Il est devenu, selon l’intelligence, une sorte de compagnon de Dieu. Certes, saint Thomas a écrit des articles de théologie, non pas des élévations ou des méditations. Mais l’amour n’est pas lié à un genre littéraire et, pour dire vrai, l’énoncé précis et pur des réalités divines trahit l’attachement qu’on a pour elles. L’amour du théologien se mesure à l’objectivité de sa doctrine.

Enfin, saint Thomas a été un professeur, soucieux non seulement de transmettre le fruit de son labeur, mais surtout d’entraîner ses élèves dans sa quête, de sorte qu’eux aussi puissent apercevoir « quelque chose de Dieu ». Il s’est ainsi acquitté de sa charge avec une conscience dont ses travaux témoignent. Toute fonction d’enseignement est une charité faite aux esprits : avec une ardeur inépuisable, saint Thomas a communiqué la connaissance de Dieu que lui-même avait acquise. Il a composé la Somme de théologie, non dans la pensée de faire un chef-d’œuvre, mais en vue de faciliter aux débutants l’accès à la science sacrée. Car il était convaincu que Dieu, si l’on peut dire, gagne à être connu, que la connaissance de Dieu agit, en retour, sur l’amour porté à Dieu pour l’augmenter. Là réside la sainteté propre de Thomas d’Aquin : la connaissance théologique a été pour lui la voie d’accès à la contemplation, en lui s’est opérée une connexion intime entre connaissance et amour de Dieu. Au fil de son étude, le Dieu qu’il cherchait s’est découvert de plus en plus aimable, de plus en plus désirable.

À l’occasion du 700e anniversaire de sa canonisation, rendons grâce à Dieu pour la lumière qu’il a fait resplendir au sein de l’Église par la vie et l’œuvre du Docteur angélique. Quant à nous, ayons à cœur de nous mettre à l’école du « plus saint des savants et du plus érudit des saints[3] » pour toujours mieux connaître Celui que nous aimons afin de toujours plus aimer Celui que nous connaissons.

[1] Paul VI, Discours aux membres de l’Académie Pontificale de S.Thomas d’Aquin, 10 septembre 1965.

[2] François, Discours au Congrès thomiste international, 22 septembre 2022.

[3] Pie XI, Discorsi di Pio XI , Turin, 1960, Vol 1, p. 783.